Paris, 29/01/2015, Institut POMONE 15h
Par Maria Negreponti-Delivanis
Je tiens tout d’abord à vous remercier de tout mon cœur de votre présence, grâce à l’initiative du Président de l’Institut POMONE, M. Jean-Pierre Gérard, que je remercie aussi vivement
ainsi que le Vice-Président, mon collègue et ami Gérard Lafay. Mon livre traduit du grec, L’assassinat économique de la Grèce et le Dernier Recours : la drachme, des éditions L’Harmattan, présenté ici aujourd’hui, vient de paraître en France. Ce livre est un cri d’angoisse pour mon pays en perdition, mais aussi un appel à l’aide principalement vers la France, que je considère comme ma deuxième patrie.
Les ravages qui accablent la Grèce depuis cinq ans en raison des mémorandums de la troïka, mais aussi de leur acceptation docile par les autorités grecques, sont génocidaires et nécessiteront des dizaines d’années pour être effacés.
Permettez-moi de vous rappeler, brièvement, quelques données essentielles qui ne laissent aucune place au doute sur le fait qu’en restant dans les mémorandums, nous n’avons aucune chance de nous en sortir. La dette publique en pourcentage du PIB s’élevait avant la crise à 120 % et aujourd’hui, après cinq ans de sacrifices inhumains, elle a grimpé à 177 %. Et je tiens à souligner que la pauvre Grèce pillée, bien qu’elle ait versé aux créanciers, tout au long de ces six dernières années, la somme de 205 milliards d’euros pour le service de la dette, celle-ci ne cesse d’augmenter en termes relatifs et absolus. Il est avéré que la dette grecque était viable avant la crise, alors qu’aujourd’hui, les mesures de soi-disant sauvetage l’ont rendue non viable. Cette catastrophe est tout entière due au plan imposé par la troïka et qui a complètement échoué et ruiné notre PIB. Celui-ci, entre 2008 et 2014, a diminué de 30 %. Aucun pays n’a subi en temps de paix un tel sinistre. Et puis, le chômage officiel touche 28 % de la population active, le chômage réel est estimé à 34 % et chez les jeunes il atteint 60 %. Avant la crise, le taux de chômage n’était que de 11 %. Depuis le début de la crise, 200 000 jeunes diplômés ont quitté la Grèce. L’offensive fiscale démentielle, en imposant des taxes supplémentaires issues d’une imagination morbide, parce qu’elle était incapable ou refusait de contrôler l’évasion fiscale, a mis à genoux les travailleurs dont le revenu est grevé à hauteur de 34,4 %, contre seulement 22,5 % en moyenne pour les travailleurs dans les pays de l’OCDE. Les salariés et les retraités ont vu l’impôt sur leur revenu multiplié par 7 depuis 2010, et les travailleurs indépendants ont vu leur impôt sur le revenu multiplié par 9. Notons que cette imposition sauvage, en Grèce, n’apparaît pas dans une période de prospérité, mais dans une période d’effondrement des revenus de la population. Le résultat grotesque, auquel on devait bien sûr s’attendre, est la chute des recettes publiques de 1,5 milliard en 2014, au lieu de l’augmentation naïvement recherchée. En seulement deux ans, 2011 et 2012, les investissements publics ont affiché une chute abyssale d’environ 40 %, et les investissements privés, en 2013, se sont réduits de moitié par rapport à 2007. 115 milliards d’euros ont fui à l’étranger depuis décembre 2009. Les villes, avec leurs innombrables commerces fermés font penser à des villes fantômes : 700 000 fermetures définitives depuis le début de la crise et 6,5 millions de Grecs, sur une population totale de 10 millions survivent près ou au-dessous du seuil de pauvreté. Nos partenaires, en accord avec nos gouvernements au pouvoir jusque depuis peu, nous répétaient sur tous les tons que c’était pour nous « sauver ». Or, à la vue de ces résultats tangibles et écrasants, comment peut-on sérieusement soutenir les bonnes intentions de la troïka ? Même s’il y avait le moindre doute quant aux intentions de la troïka, il s’est évanoui dès le moment où la seule réaction de nos partenaires face à l’erreur du FMI ‒ qui a causé une récession jusqu’à 200 % de plus que prévu et bien qu’elle ait été officiellement reconnue ‒, a été cette exhortation : « Continuez les réformes sans vous laisser intimider ». Quelles « réformes » ? Celles qui émanent de l’approche néo-libérale la plus extrême et la plus doctrinaire, et qui consiste en des licenciements massifs dans le secteur public, en l’acceptation de l’hypothèse complètement erronée que le secteur public grec est surdimensionné alors qu’il ne l’est pas, en la vente impitoyable des richesses publiques, tandis que tout doit être privatisé et que les conditions du marché du travail sont retournées à celles de l’obscur Moyen-âge. Ce sont justement ces « réformes » qu’ils nous demandent de continuer, jusqu’à la chute finale. Il y a aussi, bien sûr, la triste histoire de « l’excédent primaire » que nos responsables politiques ont récemment proclamé, avec enthousiasme et émotion, en faisant valoir que “nous sommes sauvés”. Il eut mieux valu qu’ils se taisent. Parce que, en plus des sacrifices humains criminels, cette fabrication contradictoire a été obtenue par la baisse ‒ et non l’augmentation ‒ du PIB. Enfin, ce prétendu « excédent primaire » est le résultat d’une comptabilité créative largement exploitée, qui a transformé un déficit de 16 milliards d’euros en supposé excédent. De toute évidence, on ne peut sérieusement parler de viabilité de la dette grâce à l’excédent primaire, bien que certains, au sein et à l’extérieur de la Grèce, aient soutenu dur comme fer qu’elle était viable.
Il va sans dire que nous devons payer nos dettes. Mais le remboursement est impossible dans les conditions de ces cinq dernières années qui s’étendent à l’infini sous d’autres étiquettes. Le remboursement de la dette doit au contraire se faire au moyen de méthodes efficaces qui garantissent la survie de la population et non par les méthodes qui augmentent constamment la dette et appauvrissent la population. En outre, le montant que nous devons payer doit être connu et la dette ne doit pas être odieuse. Chose essentielle, les dettes très élevées de l’Allemagne envers la Grèce, à savoir le prêt d’Occupation et les réparations de guerre, doivent être pris en compte. Et surtout, cette dette doit être payée dans un contexte de croissance et non de récession et de déflation, lesquels sont alimentés par l’austérité asphyxiante. J.M. Keynes a très tôt mis en garde : “Limiter les dépenses en période de récession, c’est tout simplement empirer la situation.” Malheureusement, le fanatisme idéologique des personnes compétentes a utilisé la Grèce comme premier cobaye pour leurs projets, avec l’intention de les étendre au reste de l’Europe.
Des moyens de se sortir de cette tragédie, il y en avait beaucoup dès le début, mais nous les avons laissés filer, soucieux des louanges et des bravos de la part de nos partenaires, en marchant sans relâche vers le chaos. Enfin, le peuple grec s’est décidé de réagir, et depuis le soir de ce dimanche 25 janvier, la Grèce a un nouveau gouvernement. Le peuple si durement mis à l’épreuve pendant cinq ans a mis tous ses espoirs dans la nouvelle formation gouvernementale, et surtout, il demande sans discussion qu’on lui rende sa dignité nationale perdue. Le nouveau Premier ministre grec est jeune, il n’a pas d’expérience au gouvernement, mais promet tout ce que le peuple grec si éprouvé a soif d’entendre, et il semble qu’il a su être convaincant, que oui, il va sortir le pays de cette profonde obscurité.
Toutes les solutions qui s’offrent à la Grèce sont difficiles et, pourquoi ne pas le dire, n’ont pas de résultats certains. Alors que la campagne d’intimidation de la population menée dans le pays et depuis l’étranger s’est considérablement réduite, nous sentons pourtant qu’il faudra déplacer des montagnes avant de nous remettre sur pieds. Mais nous savons également que ce gouvernement est notre dernier espoir et ce qui est certain, c’est que le peuple grec soutiendra ses efforts le plus possible. Parce qu’il n’y a pas d’autre issue, et parce que nous ne devons pour rien au monde retourner en arrière. Le peuple grec dans son écrasante majorité veut rester dans l’Europe et dans l’euro. Ce désir est, dans une large mesure, le résultat de la terreur organisée propagée par la plupart des médias concernant l’éventualité d’un retour à la drachme. Je ne m’étendrai pas ici sur la question de la drachme, mais je me contenterai de dire qu’un retour sérieusement préparé à notre monnaie nationale est une issue envisageable au drame grec, au cas où toutes les autres tentatives venaient à échouer. C’est exactement ce que je soutiens dans mon dernier livre. J’ajoute d’ailleurs à ce sujet que les problèmes extrêmement graves de la monnaie unique européenne sont susceptibles de conduire à l’éclatement de la zone euro, étant donné que l’euro peut difficilement, ou même pas du tout, survivre sans austérité permanente.
Le nouveau gouvernement, selon ses propres déclarations, cherchera à négocier la dette, ce qui n’a malheureusement jamais été fait. Le nouveau gouvernement fait bien, à mon avis, de rejeter la solution du recours systématique à de nouveaux emprunts qui n’apportent rien au pays, puisque la dette augmente en permanence et la misère ne cesse de s’aggraver. La Grèce devra donc négocier avec ses partenaires sur un pied d’égalité entre tous les représentants des États membres, et non plus en tant que colonie de la dette de notre pays. De ces négociations, les termes de la viabilité des Grecs, de la Grèce et de la dette devront être garantis. Il va de soi que cette viabilité composite nécessite l’interruption immédiate de l’austérité, la mise à disposition de fonds qui n’iront pas aux seuls créanciers mais aussi au développement du pays, qui serviront aussi à limiter la pauvreté et la misère de la population grecque, mais aussi à améliorer la santé publique, l’éducation et l’administration publique disloquées. Cette viabilité composite exige également la cessation immédiate des licenciements massifs d’inspiration doctrinaire, la restauration du secteur public en tant que complément indispensable du secteur privé, la reconstruction de la base productive ravagée du pays et bien sûr, la réduction immédiate de l’inégalité de la répartition des revenus. Les impôts ne doivent en aucun cas être réduits, mais au contraire, il faudra élargir l’assiette fiscale, accroître leur degré de progressivité et le système devra réduire les ineffables injustices et les absurdités du passé. Voilà ce que je peux dire, et il y a beaucoup d’autres choses qui viendront, éventuellement, à la discussion ; ces termes doivent être garantis, c’est une question de vie ou de mort. Nous avons besoin du vigoureux soutien des peuples de l’Europe, de la France. Et je dirais qu’il y a déjà des signes prometteurs de la part de la quasi-totalité de la presse internationale unie. Timidement encore, très timidement, se répand l’espoir que peut-être, peut-être la Grèce, qui a été la première grande victime de cette politique macroéconomique européenne si dangereuse, sera aussi la première à mener la danse de la renaissance européenne.
Un coup d’œil sur l’accueil du nouveau gouvernement grec, du premier gouvernement opposé au mémorandum et de gauche en Europe, par nos partenaires et brièvement, les scénarios possibles qui se présentent :
1) Les différences sont grandes, comme on pouvait s’y attendre, entre l’Europe du sud, auquel appartient maintenant clairement la France, et l’Allemagne, qui est naturellement suivie par les dignitaires de l’UE. Le sud se réjouit franchement de la victoire du SYRIZA, car il espère que ses luttes porteront un coup dur à la politique d’austérité qui a tragiquement échoué, et imposeront une politique de croissance macroéconomique. Une politique qui ne débouchera pas sur une crise humanitaire. L’Allemagne au contraire, et les forces qui l’entourent, sont saisis par la peur à l’idée des bouleversements que le nouveau gouvernement grec pourrait amener à travers l’Europe. Pour toute réaction, l’Allemagne insiste, rappelant aux Grecs qu’ils ”doivent tenir leurs engagements.” Mais cette exhortation est contradictoire, car le gouvernement a changé justement sur la promesse que les engagements ne seraient pas tenus, que l’austérité n’allait pas continuer, que des mesures seraient prises pour la croissance et lutter contre les ravages des mémorandums, que la Grèce se battrait pour sa survie. Cette exhortation est également contradictoire dans la mesure où il n’y a pas d’économiste sérieux ou d’homme simplement prudent pour affirmer que les mesures de la troïka ont “sauvé la Grèce” puisque les ravages causés sont des plaies ouvertes saignantes. Donc, cette exhortation n’est rien d’autre qu’un dernier coup porté à la Grèce. Voilà pourquoi il est clair que le SYRIZA est obligé de rompre complètement avec le passé et de tenir ses promesses aux Grecs qui l’ont porté au pouvoir. Et je rappelle à cet égard que la dette grecque, après la restructuration manquée, est passée à 80-85 % des mains du secteur privé aux mains des États membres. Par conséquent, le fait de demander aux créanciers-États de faire preuve de cohésion et de solidarité élémentaire à l’égard de la Grèce si durement éprouvée à cause des erreurs tragiques du plan de sauvetage qui lui a été imposé, est tout à fait justifié et ne doit pas être rejeté.
2) Toutefois, il n’est pas du tout certain que ce conflit désormais ouvert entre le nord et le sud de l’Europe se règlera sans effusion de sang. Pas du tout certain. Et dans ce cas, quels sont les scénarios possibles sur les évolutions ou les catastrophes ?
• Tout d’abord, l’éclatement de la zone euro, avec le maintien par contre de l’UE. À mon avis, ce que j’ai déjà exprimé à maintes reprises, ce serait la solution idéale, et le plus tôt serait le mieux. L’euro, avec de graves péchés originels, a conduit l’Europe à une récession chronique, au sous-emploi, à la montée en flèche des inégalités et au recul de la démocratie. La monnaie unique était un rêve. Un rêve qui s’est transformé en cauchemar. Avec la drachme, et sans guerre avec ses partenaires, la Grèce pourrait se relever, retrouver une croissance rapide, et avec le temps, rembourser ses dettes.
• Deuxième scénario possible, le noyau dur se montre intransigeant, et dans ce cas, la Grèce ne pourra pas rester dans la zone euro et tout alors sera possible, soit vers d’autres alliances, soit vers l’isolement, avec des conséquences inconnues mais en tout cas risquées. Mais la sortie de la Grèce de la zone euro n’assurera pas sa continuité. Parce que, même si les risques d’effet domino causé par les banques qui se sont blindées sont maintenant réduits, d’autres dangers sont apparus et peut-être même plus grands que la montée de l’euroscepticisme, de la prise de conscience des souffrances causées par l’austérité et de la montée du fascisme. L’effet domino, donc, est plus menaçant que jamais.
Pour l’heure, les Grecs espèrent l’aide sincère de l’Europe qui, je le répète, ne peut pas consister à cette exhortation “poursuivez les réformes, et tenez vos engagements”. Nous attendons que l’Europe, fondée sur la culture grecque, fera vraiment preuve de solidarité à l’égard de la Grèce et ne voudra pas mettre en péril et exposer à des évolutions imprévues, non seulement la Grèce, dont la dette est inférieure à 4 % de l’ensemble de l’Europe, mais l’Europe tout entière.